TRIBUNE : Le Tenorio face à la bêtise d'Halloween

Par: Mons. Alberto José González Chaves

TRIBUNE : Le Tenorio face à la bêtise d'Halloween
Il y a des nuits qui divisent le monde. L’une est celle du bruit et du masque ; l’autre, celle du silence et de l’âme. L’une se déguise en mort pour se moquer d’elle… et en devenir la proie imprudente ; l’autre contemple la mort pour comprendre la vie. Entre les deux se dresse, comme une frontière lumineuse, le Don Juan Tenorio de José Zorrilla : la grande catéchèse poétique de l’Espagne face à la trivialité païenne et pire encore, l’effroi satanique que les nouveaux barbares appellent aujourd’hui Halloween.
Depuis plus d’un siècle et demi, le Tenorio est représenté aux jours où l’Église célèbre Tous les Saints et les Fidèles Défunts. Et ce n’est pas un hasard : en ces jours où le cœur chrétien pense au purgatoire et au ciel, au jugement, à la mort et à la miséricorde, le vers de Zorrilla monte sur scène pour nous rappeler l’unique nécessaire. Ce n’est pas une simple tradition scénique : pour l’âme espagnole, c’est un sacrement de l’éternité.
Tandis qu’en de nombreux endroits du monde on allume des citrouilles creuses et qu’on exalte, sinistres, les sorcières de foire, l’Espagne, fidèle à son tempérament, allume des cierges. Dans les rues de la consommation résonnent des rires vides ; dans le Burlador de Sevilla résonnent des vers qui ébranlent.
Halloween est la grimace grotesque d’un monde sans âme : l’exaltation de la laideur, le culte de la peur sans espoir, le cri vide de celui qui ne croit plus en rien. Le Tenorio, en revanche, est le cri repentant de celui qui peut encore se sauver. Le premier naît de la stupidité — oui, de la stupidité — d’une culture qui a transformé la mort en marchandise et l’enfer en spectacle ; le second, de la sagesse d’un peuple qui sait regarder la mort sans perdre la foi.

1. Catéchèse de vérités éternelles

Zorrilla n’a pas écrit un traité de théologie, mais le Dieu éternel et rémunérateur transparaît dans ses vers. Don Juan Tenorio est, sans le proposer, un traité sur les novissima. Ils y sont tous : la vie qui s’épuise, la mort qui surprend, le jugement qui arrive, l’enfer qui menace, le ciel qui pardonne. Don Juan, symbole de l’orgueil humain, commence en proclamant :
« Ici est Don Juan Tenorio,
et il n’y a pas d’homme pour lui ;
de la princesse altière
à celle qu’il pêche dans une barque misérable,
il n’y a pas de femelle qu’il ne signe,
et toute entreprise il embrasse
si elle repose sur l’or ou le courage. »
Le monde le célèbre pour son audace, comme aujourd’hui on célèbre l’effronterie, le pouvoir, le plaisir, le succès immédiat. Mais derrière sa vantardise résonne déjà la voix du jugement :
« Je suis descendu aux cabanes,
je suis monté aux palais ;
j’ai piétiné la raison,
j’ai moqué la vertu ;
j’ai trompé la justice,
et j’ai vendu les femmes,
et partout j’ai laissé
un souvenir amer de moi. »
C’est la confession de l’homme moderne. La voix de celui qui a cru pouvoir vivre sans Dieu. Et soudain, l’écho de l’Évangile retentit sous le vers : « Que sert-il à l’homme de gagner tout le monde, s’il perd son âme ? » (Mc 8,36).

2. Doña Inés : l’intercession qui sauve

Dans cet abîme apparaît Doña Inés : la pureté qui ne juge pas, l’amour qui ne cède pas, la femme qui prie et rachète. Zorrilla, avec une intuition presque mystique, la présente comme figure de l’Église, de l’âme qui aime et se donne pour l’autre. Sa prière pour Don Juan est le cœur théologique de l’œuvre :
« J’ai donné mon âme pour toi,
et Dieu te l’accorde par moi
ton salut douteux. »
Dans cette scène se profile la communion des saints : personne ne se sauve seul, et personne ne se condamne sans qu’auparavant quelqu’un ait pleuré pour lui. Doña Inés représente la grâce qui poursuit, l’amour qui vainc le péché. Ainsi, dira Don Juan dans une quartina qui résume le mystère de la miséricorde transformatrice, par l’œuvre et la grâce de la prière intercesseur :
« Son amour me change en un autre homme,
régénérant mon être,
et elle peut faire un ange
de qui fut un démon. »

3. Le Comendador : la justice qui ne se tait pas

Mais Zorrilla, homme de foi sans cléricalisme, sait que la miséricorde n’est pas l’impunité. C’est pourquoi il introduit la figure du Comendador, statue qui revit pour réclamer justice. Sa voix, faite de pierre, dit ce que tout homme entendra un jour :
« Avec Dieu, Don Juan, on joue,
mais on perd à la fin. »
Et quand Don Juan demande, tremblant, « Et cet enterrement qui passe ? », la statue répond : « — C’est le tien. » Ainsi enseigne Zorrilla que la mort n’est ni déguisement ni jeu, mais frontière. Tandis que Halloween trivialise les cimetières, le Tenorio les sacralise. Tandis que certains se peignent en squelettes pour rire, le poète élève un tombeau pour réfléchir. Le crâne qui à Halloween fait une grimace stupide et athée, dans le Tenorio prêche l’éternité.

4. Don Juan : de l’orgueil au repentir

Dans la nuit finale, Don Juan se trouve seul face à sa conscience et face à Dieu. Le séducteur qui méprisait tout tremble soudain devant l’amour qui le cherche. Et il prononce un soliloque qui semble, seulement semble, sacrilège et blasphématoire :
« J’ai clamé vers le ciel, et il ne m’a pas entendu ;
mais, s’il me ferme ses portes,
de mes pas sur la terre,
que le ciel réponde, non moi ! »
Il semble… car en réalité c’est le cri de l’âme qui s’éveille. Il n’y a pas dans toute la littérature européenne une conversion plus humaine, plus émue, plus espagnole. La scène entière semble une version théâtrale du Psaume 50 : « Miserere mei Deus, secundum magnam misericordiam tuam. » Et alors, quand tout semble perdu, resplendit le miracle : la voix d’Inés qui intercède, le pardon qui descend, le salut qui surgit.
« Dieu te concède, Don Juan,
en ma présence le pardon ! »
La justice s’accomplit, mais dans l’amour. L’enfer était ouvert, mais le ciel l’a fermé par la supplication d’une femme. Et le théâtre espagnol se fait théologie de la grâce.

5. Le point de pénitence et l’heure de la mort

Il y a dans la scène finale une insistance que tout Espagnol croyant a comprise dès la première représentation : Don Juan demande à Dieu un « point de pénitence ». Tout au long de l’acte postérieur, sa voix devient une supplication tremblante :
« Un point de pénitence,
mon Dieu, avant de mourir ! »
Et puis, sentant la condamnation proche, il répète :
« Un point de contrition
qui me sauve de l’abîme ! »
Zorrilla a voulu montrer, en cet instant, le mystère suprême de la miséricorde : que l’éternité se décide en un seul moment, et qu’une seconde de repentir vaut plus qu’une vie entière d’orgueil.
L’âme joue son destin à l’heure de la mort ; c’est pourquoi le Tenorio se représente précisément quand les fidèles prient pour leurs défunts.
Ce n’est pas un théâtre d’apparitions, mais de conversions ; non un récit de fantômes, mais d’âmes qui se sauvent.
L’insistance de Don Juan sur ce « point de pénitence » est la supplication universelle du mourant. En elle résonne le dogme catholique du repentir final, que ni Halloween ni ses ombres ne connaissent.
Le séducteur converti nous rappelle l’essentiel : ce qui importe n’est pas comment on vit, mais comment on meurt ; et la mort, pour qui s’abandonne à la miséricorde, n’est pas une défaite, mais un passage.
« Ange d’amour, ne me quitte pas,
car l’âme est déjà sur mes lèvres !…
Mon Dieu, pitié !… Jésus !… »
Ainsi s’achève Don Juan, mourant sauvé, avec le nom de Jésus sur les lèvres. Et sur sa tombe se fait entendre la voix de Doña Inés, comme un responso céleste :
« Les justes jouissent en paix,
les pécheurs en pleurant,
et Dieu, dans son amour, pardonne
à celui qui meurt en pardonnant. »
La scène finale n’est pas sentimentale : c’est une leçon de théologie. Zorrilla nous enseigne que le destin éternel dépend de la disposition de l’âme en son dernier instant. L’heure de la mort est le dernier sacrement du temps : ce qui y est aimé, demeure pour toujours.

6. La stupidité de Halloween et la sagesse du repentir

L’Halloween actuel est fils du nihilisme : une nuit où l’on célèbre le vide avec des masques de peur. C’est la parodie de ce qui est sacré. La mort se trivialise, le mal s’esthétise, l’enfer se ridiculise. C’est la pédagogie de l’enfer sans enfer, du péché sans culpabilité, de l’homme sans âme. Zorrilla offre le chemin opposé : la pédagogie du repentir. Son théâtre enseigne qu’il n’y a que deux destins : celui de ceux qui se moquent de la mort, et celui de ceux qui s’agenouillent devant Dieu.
C’est pourquoi Don Juan Tenorio est plus qu’un classique : c’est un exorcisme culturel. C’est la réponse poétique de l’Espagne à l’infinie et répugnante stupidité de Halloween. Là où l’autre joue avec des spectres, Zorrilla fait parler les défunts ; là où l’autre rit de la peur, lui fait trembler d’espérance.

7. Le Tenorio, ou l’Espagne face à la mort

Chaque 1er et 2 novembre, le Tenorio revenait à se représenter dans les théâtres et les places. Les lumières s’éteignaient, le vers résonnait, et l’Espagne se rappelait sa foi ancienne. On ne célébrait pas un spectacle mais une mémoire : celle de l’âme qui ne voulait pas oublier le ciel. Le Tenorio était l’homélie nationale de la Toussaint : une catéchèse de beauté, une confession de peuple. Chaque année, en entendant le dernier vers, « les morts ouvrent les yeux quand les vivants les ferment »,
le public sentait que la mort n’est pas la fin, mais le rendez-vous où l’Amour éternel nous attend.
C’est pourquoi la représentation du Tenorio n’est pas du folklore, mais une liturgie culturelle. Tandis que les peuples sans foi déguisent la mort en rire et en aliénation oligophrénique, l’Espagne la vêt de vers. Quand sur les scènes sont prononcés les noms de Don Juan et Doña Inés, les âmes se rappellent que la mort n’est pas un mur, mais une porte.
L’automne espagnol a sa Messe dans les cimetières et son homélie dans le Tenorio. Halloween, avec son vide de plastique, ne pourra jamais rivaliser avec cela : il n’a ni ciel ni enfer, ni amour qui sauve. C’est la caricature démoniaque d’un mystère que seul le christianisme a su comprendre. C’est pourquoi l’appeler stupidité n’est pas une injure, mais un diagnostic. Stupidité diabolique, comme infiniment stupide est satanás, pour ne pas savoir aimer.

8. La victoire de l’espérance

Quand le rideau tombe, l’air sent l’éternité. Les spectateurs sortent dans la nuit de novembre avec un silence différent, avec un sentiment sacré : ils ont assisté à un auto de fe.
Le Tenorio ne rivalise pas avec Halloween : il le vainc. Non par agression, mais par hauteur ; non par bruit, mais par lumière. Il le vainc parce qu’il a une âme, parce qu’il parle de la vérité et de la miséricorde, parce qu’il n’a pas peur de prononcer les mots que le monde a oubliés : péché, jugement, ciel, enfer, salut. Halloween, avec son vacarme sans âme, passera comme passent les modes. Le Tenorio demeurera, comme demeure tout ce qui touche l’éternité. Quand Don Juan prononce son dernier cri, « tornado en autre homme, régénéré son être », entre cyprès, vers et prières, Zorrilla continue de nous rappeler que la peur ne se vainc pas par des rires, mais par l’espérance ; et que derrière la mort, au-dessus du péché, en ayant l’âme « un point de contrition », Dieu l’attend avec Son étreinte éternelle de miséricorde.

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